Selon Christopher Hartwell*, “la meilleure manière de contrer les lois américaines sur les sanctions est de les déclarer illégales auprès des tribunaux”. Cet économiste -aux origines américaines- a collaboré à l’étude qui se débat actuellement au Parlement Européen et qui porte sur les possibles réponses de l’Union Européenne face aux conséquences économiques négatives des lois américaines sur le blocus. Nous avons interviewé Christopher Hartwell via zoom.
Quelle est l’efficacité du blocus contre Cuba ?
Le blocus contre Cuba est fait manifestement dans l’objectif d’un changement de régime et plus tard l’accent a été mis sur la démocratisation. Beaucoup aux Etats Unis pensent encore que l’embargo n’est pas assez sévère ou qu’il est trop “poreux”. Mais il est clair que le blocus n’a pas fonctionné : il n'y a eu aucun changement de régime, Cuba n’est pas devenu une économie de marché libre. Au contraire, cela donne au gouvernement cubain une raison pour mettre tous les problèmes sur le compte du blocus.
Quel est l’impact des lois sur le blocus pou l’Europe ?
En tant qu’économiste, je vois deux aspects. D’un côté, il y a certainement des entreprises qui ont dû casser leur liens avec Cuba. Plus important encore est cette incertitude pour les entreprises avec des présidents changeants et des mesures changeantes aussi. Sanctions, sanctions, sanctions. Avec Obama au pouvoir, on n’entend plus parler de sanctions. Trump arrive et de nouveau, les sanctions apparaissent. Et que va faire Biden ? Il pourrait bien faire comme Obama mais cela pourrait aussi tourner autrement. Cela crée de l’incertitude et dissuade les entreprises de faire des investissements sur le long terme.
D’un autre côté, les Etats Unis se sont eux-mêmes mis hors-jeu et ont laissé la place pour que les entreprises européennes et d’ailleurs fassent commerce avec Cuba. L’Europe en tire des avantages. Un exemple : Cuba doit payer désormais beaucoup plus cher le matériel médical. Les entreprises européennes font un plus grand chiffre d’affaires et plus de bénéfices. Pour Cuba, ce n’est évidemment pas une bonne affaire car cela serait beaucoup moins cher de les acheter aux Etats Unis. Mais même pour les entreprises qui ont pu conserver leurs relations avec Cuba séparément des Etats Unis, le transport est un problème. Les bateaux qui transitent par Cuba ne peuvent pas entrer dans des ports américains endéans les 100 jours suivants.
Existe-t-il des données concrètes démontrant que des entreprises ont reporté leurs investissements suite au blocus contre Cuba?
C’est clair dans le cas du blocus contre l’Iran. Mais Cuba n’a pas de pétrole, pas de matières premières et le tourisme est encore peu développé précisément suite à l’embargo, donc les entreprises ne se bousculent pas pour investir. Cuba est un petit marché et restera tel même si le blocus est levé.
Dans l’étude, 8 réactions possibles de la part de l’Europe sont présentées en réponse au caractère extraterritorial des sanctions américaines. Quelles sont les réactions les plus appropriées ?
Certaines de ces options sont tout à fait irréalistes comme par exemple de bannir les Etats Unis du système SWIFT pour les paiements internationaux ou l’adoption de l’Euro comme moyen de paiement international à la place du dollar. Cependant, je vois deux options qui pourraient fonctionner. La première est de porter plainte auprès de l’OMC-Organisation du Commerce Mondial. Les Etats Unis ont beaucoup de respect pour l’OMC et le Système de Règlement des Différends (Dispute Settlement System) fonctionne depuis de nombreuses années. C’est un système lent mais bon.
Une meilleure option serait encore le Mécanisme de Règlement des Différends entre Investisseurs et États (Investor State Dispute Settlement Mechanism), contenu dans les traités commerciaux bilatéraux entre pays. C’est un nouveau mécanisme de liaison qui offre aux entreprises la possibilité de porter plainte si les garanties de leurs investissement dans un autre pays sont violées. C’est approprié à Cuba car si l’entreprise européenne peut démontrer que ses investissements aux Etats Unis sont lésés en raison des relations avec Cuba, elle peut porter plainte. Un exemple : la Hongrie et les Etats Unis ont conclu un tel accord. Si l’entreprise hongroise trouve que ses intérêts sont lésés parce qu'après une visite à Cuba, ses bateaux ne peuvent plus naviguer vers les Etats Unis pour livrer leur chargement, elle pourrait effectivement porter plainte. Trois juges indépendants rendront ensuite un jugement sur la base d'un accord commercial. Cela n’a plus rien à voir avec la diplomatie entre l’Europe qui condamne le blocus et les Etats Unis qui s’appuient sur sa “sécurité nationale”. Cela pourrait marcher.
L'Europe peut-elle prendre des sanctions de représailles contre les Etats Unis ?
Nous avons aussi étudié ces possibilités. Bon à savoir, les représailles économiques ne sont possibles que si une plainte a été déposée auparavant à l’OMC et que la procédure est terminée.Mais sur le plan économique, ce n’est pas une bonne idée car l’Europe est bien plus dépendante des Etats Unis que l’inverse. De plus- et c’est là l’ironie- les Etats Unis pourraient, dans ce cas, déposer une plainte contre l’Europe avec comme argument, le fait qu’ils ont pris des sanctions contre Cuba et non pas contre l’Europe et donc que l’Europe n’a aucune base pour les poursuivre. Des sanctions de représailles dites légères comme par exemple l’annulation de l’un ou l’autre accord culturel ne fera aucun mal aux Etats Unis; cela affecterait seulement des personnes avec de bonnes intentions dans les deux pays.
L'Europe espère protéger ses entreprises contre les sanctions américaines en renforçant la “loi de blocage” (Blocking Statute).
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec le rapport sur ce point. La loi de blocage place les entreprises entre deux feux en leur interdisant de suivre les directives américaines. Il semble plutôt que l’Europe dise aux entreprises : prenez le risque. Naturellement, le Parlement européen trouve cette option très importante parce que cela correspond à ce qu’elle peut faire : donner des directives et dicter des lois. Je ne crois pas en cette stratégie.
L’étude conseille à l'Europe de condamner fermement l’impact extraterritorial des sanctions américaines pour cause d’illégalité et ce lors de forum internationaux et en concertation avec d’autres pays comme le Mexique et le Canada.
L’Europe peut exprimer ses profondes préoccupations et dénoncer le caractère illégal des sanctions. Mais les mots n’ont pas vraiment d’impact sur les Etats Unis. Quand on pense par exemple que l’Europe a aussi condamné la Russie pour avoir annexé la Crimée, ce qui est aussi illégal... mais la Russie est encore toujours en Crimée.
En conclusion, l’Europe est plutôt faible face aux Etats Unis ?
L’Europe ne dispose que de peu de leviers pour rompre le blocus contre un pays “dans l’arrière cour” des Etats Unis avec une très longue histoire. La seule option est de dénoncer l'illégalité des sanctions devant un tribunal. Auprès de l’OMC ou en faisant usage du Mécanisme de Règlement des Différends entre Investisseurs et États (Investor State Dispute Settlement Mechanism). Affirmer que les sanctions sont illégales est insuffisant, il faut le démontrer.
On peut dénoncer auprès de l’OMC le fait qu’il y a une barrière de fait pour les transports maritimes qui transitent par Cuba vers les Etats Unis mais ici aussi c’est une affaire judiciaire qui exige des faits concrets. Mais cela ne veut pas dire que c’est impossible à faire. Les économistes disposent d'outils, notamment d'une "méthode de contrôle synthétique", un modèle qui examine comment le commerce évoluerait sans les mesures restrictives. Mais cela nécessite un travail à un plus haut niveau.
Un question en conclusion : qu’attendez vous de l’administration Biden ?
Cuba, pour Biden, n’est pas du tout la priorité du moment. Biden a du pain sur la planche pour faire approuver son plan d'investissement de 6 milliards de dollars. Il ne veut pas courir de risques avec les citoyens cubains-américains de Floride. Je m’attends à beaucoup d’inertie.
Contrairement à Trump, Biden, accordera beaucoup d’importance aux institutions internationales comme les Nations Unies mais il n’acceptera pas que l’Assemblée Générale des Nations Unies dise comment les Etats Unis devraient se comporter avec Cuba.
10 05 2021
* Christopher A. Hartwell
- CASE – Center for Social and Economic Research, Warsaw, Poland
- Head of the International Management Institute, Zurich University of Applied Sciences, School of Management and Law.